Wonderful review of Josquin The Undead in Crescendo Magazine

“Ce CD constitue non seulement l’événement du cinq-centenaire, mais aussi un des plus bluffants jamais entendus dans le répertoire Renaissance.”

Wonderful review by Christophe Steyne in Crescendo Magazine.

« Il en est qui naissent posthumes », écrivait Friedrich Nietzsche en 1888 dans Ecce homo. Sans guère d’éclipse jusqu’à nous, la notoriété de Josquin Desprez ne fit que croître après sa mort, qui stimula sa préséance dans divers recueils publiés dans les décennies qui la suivirent. Quitte à ce que certaines pages laissent douter de leur authenticité, comme le rappelait ironiquement l’éditeur bavarois Georg Forster en 1540 : « je me souviens d'un haut personnage disant que Josquin avait composé plus d'œuvres après sa mort que pendant son existence ». D’où le titre de ce disque aussi inquiétant que morbide : « Josquin le mort-vivant » !

Au-delà de la provocation de surface, colportée par le graphisme d’une pochette digne d’un album de Death Rock, le livret investigue le style ultime du compositeur tel qu’il apparait dans les tardives chansons qu’on lui prête, publiées à Anvers en 1545 comme Septiesme Livre par Tielman Susato. Le programme visite quatorze des vingt-trois chansons, sans expliquer comment s’est opérée la sélection qui a écarté Vous ne laurez pas, Plaine de dueil & de melancolye, Incessament liure suis a martire, En non saichant ce quil luy fault, Tenez moy en voz bras, Allegez moy, Vous larez sil vous plaist madame, Ma bouche rit & mon cueur pleure, Du mien amant le deppart m'est si grief. En tout cas, les pièces attribuées aux quatre autres compositeurs sont toutes là, dont les trois complaintes en la mémoire de Josquin, incluant le sublime Musae Jovis de Gombert qui cite Nymphes des bois.

Björn Schmelzer évoque brièvement la question de la paternité, qui a pourtant fait l’objet d’études fouillées. Déjà dans les années 1970, on se souvient des travaux de Jaap van Benthem et Bonnie Blackburn. Au chapitre concernant ce recueil, Peter Urquhart (Tielman Susato and the Music of his Time, Keith Polk, Pendragon, 2005) affirmait « bien que dix-huit des vingt-trois chansons apparaissent dans des imprimés ou des manuscrits antérieurs, seul un quart d'entre elles reçoivent des attributions antérieures à celles trouvées dans Susato. » Si on admet l’authenticité de ces chansons, l’analyse de Björn Schmelzer ne s’aventure pas moins dans des considérations intrigantes, au demeurant aussi érudites qu’intelligentes : autour des concepts de « compulsion de répétition musicale », de « pulsion de mort » et sa viscosité (Sigmund Freud), de « Totentanz de principes » (Theodor Adorno) reliés à l’instabilité tonale. Ces lignes pénétrantes et troublantes, qu’on vous conseille vraiment de consulter, ont orienté les décisions en matière de tempo, phrasé, ornementation, instrumentation. L’effectif de la session est entièrement masculin, soutenu par des cordes pincées aux effluves exotiques, au chevet d’images vacillantes (Baisiez moi, devenu presque capricant), d’arômes fumés au Latakia, d’intonations en sanglot, d’inflexions chavirées et autres balafres mélismastiques (Parfons regretz, Douleur me bat…) prisées par Graindelavoix, typiques de son credo esthétique hors norme. Sanctifié par une tradition (sur)vivante du chant populaire et liturgique (on pense souvent aux orients de Marcel Pérès et ses chantres), nanti d’une qualité vocale qui peut extirper tout minerai et gemme de son gisement : du granitique (Arnout Malfliet) à l’adamantin (superbe Andrew Hallock). La dentelle de luth et cistre contribue à la guipure des strates polyphoniques, et s’avère bienvenue pour habiller et habiter une réticulation parfois distendue par un tempo qui semblerait magnétisé par la stase. Au contraire d’un Se congie prens saturé et tiraillé ; et d’une Petite Camusette qui cingle comme une danse macabre : noce d’Eros et Thanatos, ici endiablée jusqu’au vertige !

Le post-scriptum de la notice rappelle ainsi la démarche de cet ensemble qui, plutôt que la notion « d’historiquement informé » et ce qu’elle implique de strict respect de la source, s’engage plutôt dans un rapport subjectif : « être fidèle à la musique du passé consiste pour nous à participer à son historicité en articulant précisément ce qui est en désaccord avec elle ». Bref, une relecture modernisante qui s’attache au sens patent mais surtout interstitiel, en traquant les contradictions et porte-à faux du style de l’époque. Les œuvres repensées dans leur décor, et dans leur discours, bien différemment de ce que l’Ensemble Clément Janequin nous a offert en début d’année chez Ricercar. Et pour cause, personne n’était allé aussi loin dans la réinvention de ces chansons : chacune s’en trouve littéralement psychanalysée, radiographiée dans l’âme, et exorbitée par ces effets dont Graindelavoix a le secret. Même au regard de leurs précédents albums, on n’exagère pas en disant que cette licence interprétative stupéfie. Ce Musae Jovis engivré, ravi à l’éternité, qui inaugure le disque, on l’écoute bouche bée, et elle n’est pas près de se refermer durant cette heure vingt ! L’insolence substituée à l’indolence : écouter quiconque après ça sent la poussière et le musée, nonobstant les valeureuses équipes qui se sont distinguées depuis quelques décennies. Ce CD constitue non seulement l’événement du cinq-centenaire, mais aussi un des plus bluffants jamais entendus dans le répertoire Renaissance. Nécromancie ? Une miraculeuse résurrection digne de Lazare. Josquin nargué, ardent, vivant, furieusement !

Son : 9,5 – Livret : 9,5 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Christophe Steyne